Technoférence : entretien avec une chercheuse

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Les professionnels de la petite enfance nous alertent sur le phénomène de la technoférence, soit l'interférence de l'écran dans la relation parent-enfant. Quand le parent est sur son téléphone, il n'est plus attentif à son bébé, et ce n'est pas bon. Chercheuse en psychologie du développement et codirectrice du BabyLab de Nanterre, Maya Gratier nous explique pourquoi.

En quoi le sujet de la technoférence intéresse la chercheuse que vous êtes ?

Maya Gratier : Je suis spécialiste des interactions sociales parents-bébé. Je m’intéresse à la manière dont les bébés arrivent à communiquer avant de parler. Je trouve extraordinaire que les parents et les bébés parviennent à construire ensemble une attention mutuelle par le regard, par la voix, par tout le corps ; j’ai surtout travaillé sur la dimension sonore de ces rencontres sensibles. L’attention mutuelle permet aux adultes et aux enfants de trouver un rythme commun. Par exemple, sur la table à langer, le bébé se met à gazouiller, le parent lui parle avec une voix affectueuse et le bébé va coordonner tous ses mouvements et sa vocalisation à la parole de l’adulte qui, à son tour, va se coordonner avec l’enfant. Cela dès la naissance. Toutes les situations qui peuvent perturber cette relation m’intéressent. Dont les écrans.

Vous avez mené une étude l’an dernier sur le sujet, dans quel contexte ?

M.G. : Avec ma collègue Rana Esseily, nous avons mis en place une étude en PMI, avec nos étudiants de master, à partir d’une demande des professionnels qui sont extrêmement inquiets : ils voient des parents qui ne regardent plus leurs enfants et des enfants très en retrait, ils ont l’impression de voir se multiplier les situations où les parents ratent tout le temps leurs enfants, ils ne remarquent pas que ceux-ci cherchent le contact et les sollicitent. Les étudiants ont observé, en direct, dans le quotidien d’une salle d’attente de PMI, à Nanterre. Ils ont réalisé plus d’une centaine d’observations.

Les interactions sont essentielles pour le développement.

Maya Gratier

Qu’est-ce qu’il en ressort ?

M.G. : Quand leurs parents sont sur leur téléphone, les sollicitations du bébé ne trouvent pas de réponse alors qu’autrement, il y a une bonne réciprocité. Le smartphone a un effet écran mais cela ne signifie pas que les adultes et les enfants perdent leur capacité à interagir, en particulier parce que les enfants persévèrent dans leur requête. Alors que dans d’autres cas d’indisponibilité du parent, pour dépression post-partum par exemple ou autres troubles psychiques, le bébé se met en retrait. Nous n’avons pas vu de parents donner le téléphone à leur enfant. Dans l’enquête par questionnaire, les parents disent qu’ils ne donnent jamais le téléphone à l’enfant, alors que les professionnels les voient pourtant le faire… Est-ce la présence des observateurs qui a modifié les comportements ? On peut penser qu’ils ont intégré une sorte d’interdit autour du téléphone, ils ne vont pas admettre qu’ils le donnent à l’enfant. Mais ils n’ont pas compris à quel point leur propre usage du smartphone peut avoir des effets négatifs sur l’enfant.

Quels sont ces effets ?

M.G. : Les effets sont majeurs car les interactions sont essentielles pour le développement cognitif, pour le langage en particulier. À la fin de la première année, l’enfant pointe des objets, son projet consiste à apprendre des mots et si l’adulte rate ce moment de curiosité, l’impact est indéniable. Les enfants ont besoin que les adultes soient curieux avec eux, apprennent avec eux, qu’ils voient le monde de leur point de vue plutôt que de leur enseigner. Les bébés apprennent en observant mais aussi en étant observés, en ayant l’attention de l’autre, non pas sur eux mais sur ce qui les intéresse, afin justement de partager cet intérêt. Dès l’âge de 8 mois, ils identifient très bien ce que l’adulte valorise : si j’aime les livres, mon enfant s’intéresse aux livres… ils repèrent que les téléphones sont la grande passion de l’adulte. Et même si les adultes ont intégré que ce n’est pas une bonne idée de mettre l’enfant devant le téléphone — ce dont je ne suis pas sûre ! — l’enfant, lui, va rechercher le téléphone. Il faudrait que nous soyons collectivement vigilants car le téléphone est un outil qui a des fonctions addictives. C’est là qu’il y a un vrai enjeu. Mieux comprendre la technoférence, pour les parents, c’est vraiment important.

 

Dossier autour de la technoference et des écrans pour les parents et les enfants

 

Parce que, selon vous, ce n’est pas conscientisé ?

M.G. : Nous n’avons pas la même attention quand nous sommes déconnectés, loin des réseaux, on s’en rend compte quand on le fait, lors d’une balade en forêt par exemple, mais c’est tellement rare… L’idéal serait que les adultes qui sont en présence des tout-petits oublient leur téléphone, ou alors qu’ils leur expliquent qu’ils doivent ponctuellement s’en servir… Evidemment, les parents ne peuvent pas (et ne doivent pas) être disponibles tout le temps mais le fait d’être sur son téléphone n’est pas pensé comme une activité en soi. Par exemple, quand on discute avec un autre adulte, le bébé participe, il observe, il écoute, il peut y avoir une interaction verbale avec un autre adulte et une forme d’attention non verbale avec le bébé, sans qu’il prenne toute la place… Les tout-petits peuvent devenir difficiles parce qu’on les exclut complètement de ces situations. Aujourd’hui, soit on les stimule avec plein d’activités pour les rendre plus performants, soit ils n’ont pas leur mot à dire, il faut qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent tout seul. On les traite toujours comme des individus hors société que l’on doit socialiser. Or, ce que nous apprend la psychologie du développement, c’est que les bébés sont capables d’eux-mêmes de trouver leur place dans la société. Ils y ont leur place.

Propos recueillis par Maïa Bouteillet

 

Pour aller plus loin :

Découvrez notre entretien avec Anne Lefebvre, psychologue en centre médico-pédagogique pour enfants et adolescents et présidente de l’association Alerte, qui organise chaque année un colloque autour des écrans à la mairie du XIXe. Lire l’entretien

 

© Illustration : Anna Wanda Gogusey